#Articles — 19.05.2020

Que veut nous dire exactement Mister Market ?

Philippe GIJSELS, Chief Investment Advisor

Il apparaît de plus en plus clairement que les retombées de la pandémie de coronavirus sur l’économie mondiale seront d’un ordre de grandeur que la plupart des investisseurs n’ont encore jamais connu.

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La question se pose pour l’investisseur de savoir comment gérer cette réalité ?

Pour ainsi dire, tous les chiffres qui défilent sur nos écrans ou qui sont relayés par la presse sont les pires rapportés depuis la grande dépression des années 30, voire les pires de l’histoire pour certains autres dont nous ne disposons pas d’un historique aussi long. Si ce constat n’a d’une part rien d’encourageant, on peut d’autre part difficilement s’étonner du pic des taux de chômage et de la faiblesse – pour utiliser un euphémisme – des ventes de détail, dès lors que la majorité des magasins sont fermés et que les travailleurs de nombreuses branches de l’économie sont, par mesure de sécurité, priés de rester chez eux, dans le monde entier.

C’est d’ailleurs d’emblée la raison pour laquelle nous rappelons depuis le début de cette crise que ce n’est pas tant la profondeur du repli qui importe en l’occurrence, mais plutôt la vitesse de la reprise. Le préjudice subi par le tissu économique ne fait en effet qu’empirer à mesure que le confinement de l’économie mondiale se prolonge. Au début, nous étions encore en droit d’espérer une remontée en "V" une fois le choc initial passé, mais il devient de plus en plus clair dans l’intervalle, que le redémarrage de l’économie se fait lent.

Nous observons également cette lenteur en Chine, où les usines reprennent pour la plupart leurs activités, mais où les consommateurs restent sur leur réserve et où les ventes de détail continuent de décevoir. Impossible de se prononcer à ce stade sur la forme que revêtira la reprise. Nous tablons en ce moment sur un "U" étiré, mais certains économistes parlent d’un "W" (qui en soi ne diffère pas tellement d’un "U"), voire d’un "L". Il est néanmoins déjà acquis que la forme et le rythme du rétablissement différeront d’une région et d’un secteur à l’autre. Cela dit, il est déjà positif en soi de parler d’une remontée, quelle qu’en soit la forme, ceci étant la preuve que nous commençons lentement, mais sûrement, à maîtriser cette terrible pandémie.

Un écart dangereux ?

Force est de constater à la vue des marchés actions (qui signent leur meilleur mois d’avril depuis de nombreuses décennies) qu’il se dessine un décalage entre l’esquisse d’une reprise économique en "U" et la remontée boursière en "V". Autrement dit, les bourses ont connu un rétablissement relativement rapide qui laisse à présent potentiellement de la marge pour une certaine déception, un regain de volatilité, voire éventuellement à une rechute des cours. Nous croyions cependant toujours au potentiel à un peu plus long terme des marchés actions.

Cela pourrait se confirmer si nous tenons également compte du potentiel regain des tensions géopolitiques entre les Etats-Unis et la Chine. Pour rappel, cette année est aux Etats-Unis celle des élections présidentielles. Un président en place qui peut se targuer d’une économie en bonne santé est pour ainsi dire toujours réélu. Aujourd’hui, cependant, en présence de la pandémie de coronavirus et de ses retombées sur l’économie américaine, la situation est pour le moins différente. Les sondages prédisent pour l’instant une lutte serrée entre Donald Trump et Joe Biden, qui s’efforcent dès lors tous deux de faire montre d’une attitude combative à l’égard de la Chine pour épater leur électorat.

Ceci dit, Donald Trump voit bien que lorsqu’il assène un coup bien senti à la Chine, comme le reproche d’être responsable de la pandémie ou qu’il brandit la menace de nouvelles taxes à l’importation, la bourse perd pied. Donald Trump ne demanderait qu’à combiner une bourse résiliente et une attitude ferme à l’égard de cette puissance mondiale en devenir qu’est la Chine, mais il semble difficile pour l’instant de gagner sur les deux tableaux. On peut donc s’attendre ici aussi à des discours contradictoires, à de la volatilité et à de l’incertitude.

Banques centrales et autorités plus actives que jamais

A la vue du décalage entre la réalité économique complexe à court et moyen terme, les bénéfices décevants des entreprises qui en découlent, un manque absolu de visibilité, l’incertitude géopolitique et d’autre part la hausse marquée des marchés-actions, on pourrait se demander si ces derniers ne se laissent pas aller à un optimisme exagéré. L’histoire des marchés nous apprend cependant que la faiblesse de l’économie n’implique pas nécessairement celle du marché actions, de même qu’une économie saine ne garantit en rien des bourses performantes.

La raison de ce constat est évidente: plus qu’à n’importe quel moment de l’histoire, les banques centrales revêtent une importance cruciale pour les marchés. La première phase de la crise – celle de la panique – était dictée non seulement par l’angoisse suscitée par la violence de la propagation du virus, mais aussi par la crainte que les banques centrales ne disposent plus de suffisamment de munitions pour atténuer l’impact des événements sur l’économie réelle.

Or, elles ont dans l’intervalle prouvé le contraire. Les quantités de liquidités injectées dans le système à travers l’assouplissement quantitatif sont sans précédent. Les banques centrales achètent vraiment tout ce que l’on peut imaginer, à l’exception jusqu’ici des actions. Si ces efforts ont permis à la remontée et à la stabilisation de s’amorcer, il semble aussi que les banques centrales n’aient nullement l’intention de lever le pied durant cette phase de reprise.

Nous nous trouvons en ce moment à bord d’un véhicule doté de deux accélérateurs, car les autorités ne demeurent pas en reste, elles non plus. Selon des bruits qui courent à Washington, elles pourraient réserver à l’économie un nouveau programme de 3000 milliards USD qui viendrait s’ajouter aux 2000 milliards USD de la dernière fois, pour atteindre au total environ 25% du PNB total de la plus grande économie au monde. Certes, les autres composantes comme les investissements et surtout la consommation continueront à décevoir les attentes. Il y a fort à parier que les efforts des banques centrales ne parviendront pas à compenser entièrement le repli, mais ils n’en feront pas moins une sacrée différence.

Nous ne saurons insister suffisamment sur ce point: jamais encore dans l’histoire de la finance, les autorités et les banques centrales n’avaient injecté autant de liquidités dans le système que ces dernières semaines. Il s’agit là d’un facteur essentiel expliquant le décalage entre la réalité économique à court terme et l’évolution des marchés actions : les achats en masse des banques centrales soutiennent les marchés obligataires qui, par le principe des vases communicants, bénéficient également aux marchés actions. De quoi redonner confiance en la capacité de reprise de l’économie réelle et en l’imminence du rétablissement…

Epargner de l’argent coûte aussi de l’argent…

Les injections de liquidités ont habituellement pour effet d’entretenir la faiblesse extrême des taux d’intérêt et cela va continuer. Autrement dit, nous avons connu Tina (there is no alternative) qui  céde sa place à Trina (there really is no alternative), sous-entendu aux actions. Trina a aussi débarqué sur les côtes américaines. Jusqu’il y a peu, les placements en USD permettaient encore d’engranger des intérêts, mais ce n’est presque plus le cas aujourd’hui. La semaine dernière, la Federal Reserve et la Bank of England ont déjà ouvertement parlé de taux négatifs. Dans un environnement marqué par des taux d’intérêt aussi bas, voire négatifs, il faudrait presque prévoir pour l’épargne un avertissement du style "Epargner de l’argent coûte aussi de l’argent".

Il n’est donc pas illogique dans un tel contexte, fait de taux d’intérêt négatifs et de taux réels résolument négatifs, de voir les bourses d’ores et déjà se tourner vers le monde de l’après-coronavirus. Un monde qui pourrait d’ailleurs ne pas se présenter trop mal pour les actifs réels comme les actions, l’immobilier et l’or. Peut-être la bourse se montre-t-elle trop optimiste à court terme, auquel cas on pourrait dire que Mister Market se trompe.

Cependant, il ne faudrait pas sous-estimer la force prédictive du marché, mécanisme prévisionnel intelligent s’il en est. Peut-être Mister Market veut-il nous dire que nous nous dirigeons vers un monde fait de taux d’intérêt réels empreints d’une faiblesse durable. Un monde qui réserve un bel avenir aux actifs réels puisque les liquidités et leur pouvoir d’achat se dévalorisent.

La masse monétaire connaît actuellement un accroissement de l’ordre de 20% à 30%. Or, il existe une loi économique particulièrement fiable qui veut que si l’on augmente dans des proportions substantielles la quantité de quelque chose, sa valeur diminue. Autrement dit, si l’argent perd de sa valeur, la valeur des actifs réels augmente. Le brouillard est encore très épais, l’avenir est plus incertain que jamais, mais il pourrait s’agir là de l’un des principaux thèmes du monde de l’après-coronavirus. Il vaut donc la peine que l’on y réfléchisse…